Chapitre 6
Marvin se tenait au débouché de la passerelle. Ce n’était pas à vrai dire un robot particulièrement petit ; son corps argenté luisait dans la poussière des rais de lumière et vibrait sous le continuel tir de barrage que continuait d’essuyer l’édifice.
Il paraissait toutefois pitoyablement dérisoire lorsque la gigantesque chose noire se fut immobilisée juste devant lui. Le tank l’examina au périscope. Puis le périscope se rétracta.
Marvin était toujours immobile.
— Ôte-toi de mon chemin, petit robot ! gronda le char.
— J’ai bien peur, observa Marvin, d’avoir été laissé ici dans le but de vous arrêter.
Le périscope jaillit pour une nouvelle et rapide vérification. Puis se rétracta derechef.
— Toi ? M’arrêter ? rugit le tank. Très drôle !
— Non, franchement. J’ai pas le choix ! dit simplement Marvin.
— Et avec quoi es-tu armé ? mugit le tank, incrédule.
— Devinez ! dit Marvin.
Les moteurs du tank vrombirent, ses rouages gémirent. Dans les tréfonds de son microcerveau, des relais électroniques de la taille d’une molécule se mirent à osciller avec la plus profonde consternation.
— Deviner ? dit le tank.
Zaphod et l’homme encore sans nom remontèrent en titubant au premier corridor, en descendirent un second puis en longèrent un troisième. L’édifice vibrait et tressaillait de plus belle, ce qui rendait Zaphod perplexe : si leur intention était de faire sauter la baraque, pourquoi leur fallait-il donc tout ce temps ?
Non sans difficulté, ils atteignirent enfin l’une des nombreuses et totalement anonymes portes dépourvues de tout signe distinctif, et pesèrent contre son battant. Elle s’ouvrit dans un craquement soudain et ils basculèrent à l’intérieur.
Tout ce chemin, songea Zaphod ; tous ces ennuis, tout ce bon temps gâché à ne pas se prélasser sur la plage et pour trouver quoi ? Une malheureuse chaise, un malheureux bureau et un malheureux cendrier sale dans une pièce nue. Le bureau, hormis une pellicule de poussière et un malheureux trombone d’une forme radicalement révolutionnaire, était parfaitement vide.
— Où est Zarniwoop ? dit Zaphod (sentant que sa déjà bien fragile appréhension du pourquoi de tout cet exercice commençait à lui échapper totalement).
— En déplacement intergalactique, expliqua l’homme.
Zaphod essaya de jauger l’individu : un type visiblement équilibré. Pas du tout le genre désopilant. À croire qu’il devait passer le plus clair de son temps à parcourir en tous sens des corridors à bascule, défoncer des portes et proférer des remarques sibyllines dans des bureaux déserts, dit Zaphod Au fait, que je me présente, dit l’homme : mon nom est Roosta ; et voici ma serviette.
— Salut Roosta, dit Zaphod.
— Salut, serviette », ajouta-t-il comme Roosta lui tendait une vieille serviette à fleurs un rien cradingue. Ne sachant trop qu’en faire, il la serra par un pan.
Derrière la fenêtre l’un des énormes astronefs vert-de-gris et fuselés passa en grondant.
— Oui, allez-y », dit Marvin à l’énorme engin de guerre. « Vous ne devinerez jamais.
— Euhhhhhrrrrrrmmmmm…» dit la machine, toute vibrante d’une réflexion pour elle fort inhabituelle. « Des faisceaux laser ?
Marvin hocha la tête avec solennité.
— Non », marmonna la machine de son profond grondement guttural. « Trop évident.
Elle hasarda :
— Un rayon antimatière, alors ?
— Bien trop évident, contra Marvin.
— Moui, grommela la machine, pas peu confuse. Euh… Et un bélier à électrons ?
Voilà qui était nouveau pour Marvin.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
— Un truc dans ce genre, dit la machine avec une note d’enthousiasme.
Et de l’une de ses tourelles émergea un dard acéré qui cracha un unique et meurtrier éclair lumineux. Derrière Marvin, tout un pan de mur se mit à gronder avant de s’effondrer dans un grand tas de poussière. La poussière voleta quelque temps puis redescendit.
— Non, dit Marvin, pas un truc de ce genre.
— Pas mal pourtant, non ?
— Très bon, agréa Marvin.
— Je sais ! » dit l’engin nettoyeur de Frogstar après un nouveau moment de réflexion. « Tu n’aurais pas un de ces nouveaux Émetteurs de Zénons déstabilisés à Restructuration xanthique ?
— Joli, n’est-ce pas ? observa Marvin.
— Alors, c’est ça que tu as ? dit la machine, en proie à une considérable terreur.
— Non, dit Marvin.
— Oh ! dit la machine, déçue. Alors, ce doit être…
— Vous partez sur une mauvaise voie, observa Marvin. Vous omettez de prendre en compte un élément particulièrement fondamental dans la relation entre l’homme et les robots.
— Euh, je vois, dit l’engin de guerre. Serait-ce… et il s’arrêta de nouveau, abîmé dans sa réflexion.
— Réfléchissez donc un tantinet ! le pressa Marvin. Ils m’ont laissé là, moi, un vulgaire et banal robot, à charge de vous arrêter, vous, un gigantesque engin de guerre blindé, tandis qu’ils détalaient pour sauver leur peau. Que croyez-vous qu’ils m’aient donc laissé pour me défendre ?
— Ooooohhh… Euhhhh… (marmonna la machine, très alarmée) Quelque chose de sacré-fichtrement dévastateur, je suppose.
— Il suppose ! s’exclama Marvin. C’est ça, supposez ! Je vais vous le dire, moi, ce qu’ils m’ont laissé pour me protéger. Vous voulez savoir ?
— Bon, d’accord, dit la machine, prête à tout.
— Rien, dit Marvin.
Il y eut une pause menaçante.
— Rien ? rugit la machine de guerre.
— Rien du tout, psalmodia lamentablement Marvin. Pas une puce électronique.
La machine en eut un hoquet de fureur.
— Eh bien, ça c’est le bouquet ! rugit-elle. Rien du tout, hein ? Ils auront oublié, sans doute ?
— Et moi, reprit Marvin d’une toute petite voix, avec cette terrible douleur dans les diodes sur tout mon côté gauche !
— Il y a de quoi vous faire gerber, pas vrai ?
— Oh que oui ! renchérit Marvin avec émotion.
— Eh bien moi, ça me fout vraiment en rogne ! beugla la machine. Et je crois bien que je vais bousiller ce mur !
Le bélier à électrons balança une nouvelle décharge de lumière qui volatilisa le mur juste à côté de la machine.
— Et moi alors, vous imaginez l’effet que ça me fait ? dit amèrement Marvin.
— Alors comme ça, ils ont simplement détalé en te laissant en plan, c’est ça ? tonna la machine.
— Oui, dit Marvin.
— Je crois bien que je m’en vais te leur dégommer leur foutu plafond avec ! ragea le char.
Et il volatilisa le plafond de la passerelle.
— Très impressionnant, murmura Marvin.
— Et t’as encore rien vu ! promit l’engin. Je peux très bien volatiliser ce plancher dans la foulée, sans problème !
Et il volatilisa le plancher dans la foulée.
— Par l’enfer ! beugla la machine, tout en dégringolant en vol plané avant de s’écrabouiller en tout petits morceaux quinze étages plus bas.
— Une machine d’une affligeante stupidité, observa Marvin avant de s’éloigner d’un pas lourd.